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— Il fait « un temps de grammaire », disait L’Instituteur. Les nuages venaient de l’Atlantique, s’amoncelaient au-dessus des campagnes, formant des grappes qui ressemblaient aux baies de sureau que l’on voit à l’été, à l’automne, s’attacher aux tiges rouges des arbres et s’égrener, se défaire, s’attacher encore.
« Un temps de grammaire » était le signe qu’il fallait regagner le logis, s’installer sous la lampe du bureau et se mettre au travail. Lire, écrire, jouer au prestidigitateur devant les feuillets de son cahier.
Trente poèmes en prose, au fil desquels l’auteur nous livre les éclats de ses amours, la douceur de ses prières, son émerveillement devant son village, tandis qu’il parcourt les campagnes, les halliers, les bois et le grand fleuve qu’il vénère, la Loire.
Ainsi chante une mélodie élégante, celle des syllabes, des mots, de la grammaire, celle de la langue française.
Jean-Yves Lenoir, centralien et docteur ès sciences physiques, est un scientifique de formation. Mais son cœur bat surtout pour Gaffiot et Bailly, les maîtres du latin et du grec ancien, pour Grevisse et son « Bon usage » de la langue française, pour Molière, le génie du théâtre. Acteur, metteur en scène, enseignant la diction et l’art dramatique, il dirige l’école et la compagnie de théâtre Le Valet de Cœur.
Il a publié une vingtaine d’ouvrages : nouvelles, romans, pièces de théâtre et poèmes, notamment dans la collection « Accent tonique-Poésie » sous la direction de Nicole Barrière aux Éditions de L’Harmattan : Ailes ouvertes et Le papillon blanc l ‘ellébore noir. |
Un temps de grammaire
Les nuages sont des grains de sureau. Noirs. En grappe. S’assemblent, se séparent, composent un ballet que dirige le vent.
Le vent vient de l’Atlantique.
Connais-tu l’Atlantique ?
L’Instituteur – autrefois – nous apprit qu’ici, dans la vallée de l’Indre, les nuages naissent dans l’Océan, qui se situe bien au-delà du coteau et de la forêt de Chinon. Là-bas, à l’ouest. Cet océan fait référence au Titan Atlas qui possédait, selon les anciens Grecs, les colonnes supportant la voûte céleste. Il est donc appelé Atlantique.
Et puisque je t’ai parlé de sureau, regarde l’arbre que ma grand-mère paternelle avait elle-même planté et fait grandir.
— Cerbère, jacassait-elle, Cerbère-mon-sureau, qui tient lieu de barrière en bois protectrice à l’entrée du jardin, et qui donne aussi des confitures suaves.
Regarde, te dis-je : chacune des baies du sureau projette un point lumineux, brillant, autour duquel s’épanouit une petite sphère de couleur violacée, vineuse, qui, sur le pourtour, épouse un noir profond. Quelques nervures pourpres innervent la grappe mais elles sont l’œuvre d’un prestidigitateur car elles apparaissent, s’effacent, se multiplient au moindre souffle de vent.
L’Instituteur proféra :
— Maintenant regarde les nuages. Que dis-tu ? Non ? Tu refuses de regarder les nuages !
Avec insistance : — Regarde les nuages, s’il te plaît. Il fait un temps de grammaire.
Ceci signifiait que les nuages étaient des grains de sureau annonciateurs de pluie sur la vallée de l’Indre.
— Il fait un temps de grammaire, répéta-t-il fermement.
Il te fallait donc rentrer dans la maison, dérouler la rallonge électrique qui reliait la petite lampe à abat-jour en vessie de porc et t’installer à ta table de travail. Une lumière ocrée traçait une sorte de bulbe sur ta table de travail, tu la qualifiais de lumière érotique.
Puis ouvrir ton manuel de grammaire, – oui, tu devais ouvrir ton manuel de grammaire, souviens-toi : il était soigneusement recouvert d’un papier épais presque cartonné, il devenait pisseux – non, je rectifie : il offrait la patine qui témoigne de l’usage.
L’Instituteur souffla :
— La grammaire ressemble aux nuages, ou bien, si tu préfères, à une grappe de sureau. […]
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