JEAN-YVES LENOIR
ÉCRIVAIN ET COMÉDIEN

Les nèfles mûrissent

 

 

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"Les nèfles mûrissent"

 

 

 

  Dès que je le vis, cet homme me fascina. Il avait à la main une baguette. Ou plus exactement un bâton.
— C’était moi, le bâton !
— Oui, mais tais-toi ! […]
L’homme plié en deux lançait le bâton devant lui. Étrange, non ? Et impressionnant. Il le lançait, le fixait des yeux, puis après trois ou quatre pas, rarement cinq, le rejoignait, le ramassait de la main droite, et recommençait.
J’imaginai qu’il jouait au jeu de la marelle, au jeu du chemin, j’imaginai qu’il était accompagné d’un enfant, d’une petite fille : j’ai moi-même – je vais le démontrer – durant toute ma vie, tenu la main d’une petite fille. Eh bien ! je me trompai, l’homme était seul.
Il accomplit ainsi, sur la diagonale de la place, vingt ou trente de ces séquences que j’ai qualifiées d’étranges : je lance le bâton, je marche – trois ou quatre pas – je recueille le bâton, je le lance à nouveau et ainsi de suite. Et disparut dans la foule.
Je m’assurai immédiatement que je n’avais pas rêvé, que l’homme plié en deux et son bâton avaient bien existé. Car le brouillard à nouveau exerçait son étreinte sur les façades et les catalpas, les passants avaient retrouvé leur couleur grise, tous.
J’entendis plusieurs fois :
— Ja:de, Ja:de, ce qui signifiait : nous sommes place de Jaude, nous sommes place de Jaude, puisque les auvergnats – on le sait – ont inventé un nouveau phonème /a:/.
Et je découvris sur le sol, à l’extrémité sud-est de la place de Ja:de, le bâton, abandonné, que je ramassai.
Ce fut pour moi – comment l’expliquer, comment le décrire ? – le déclic d’un appareil photographique : dès cet instant je compris que je devais créer un théâtre.
 

 

 

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